Démembrement de propriété… Au service du patrimoine

Le démembrement de propriété gagne à être connu. Derrière ce terme " technique " se cache une solution efficace pour transmettre son patrimoine immobilier, tout en profitant d'une fiscalité allégée. Céline DACOSTA, Pauline MONBORGNE et Julien COPPENS, notaires en Dordogne, nous présentent ce mécanisme juridique.
En quoi consiste le démembrement de propriété ?
Céline DACOSTA : le démembrement de propriété est un mécanisme juridique qui s'applique sur les droits de propriété et consiste à scinder la pleine propriété en nue-propriété et usufruit. Il trouve son origine dans la théorie juridique des trois composantes du droit de propriété que sont l'usus, le fructus et l'abusus. Il y a démembrement lorsque les trois attributs de la propriété (droit d'utiliser le bien, droit d'en disposer et droit d'en percevoir les fruits) ne sont pas réunis entre les mains de la même personne. L'usufruit est constitué de l'usus (droit d'utiliser le bien) et du fructus (droit d'en percevoir les fruits). La nue-propriété est constituée de l'abusus (droit de disposer du bien). L'usufruitier peut soit utiliser le bien pour son propre usage, soit le donner en location et en percevoir les loyers.
La nue-propriété est un droit de propriété partiel sur un bien, qui donne à son titulaire le droit de disposer de la chose (il peut vendre ou céder ce droit), mais ne lui confère ni l'usage, ni la jouissance, lesquels sont les prérogatives de l'usufruitier. Les droits démembrés sont indépendants l'un de l'autre, mais ni l'usufruitier ni le nu-propriétaire ne peuvent procéder seuls à la vente du bien démembré. L'accord des deux est obligatoire pour céder la pleine propriété du bien.
À quelle occasion préconisez-vous d'y recourir ?
Céline DACOSTA : le démembrement de propriété est une stratégie souvent recommandée pour optimiser la gestion patrimoniale, notamment en matière de transmission successorale. Il peut être particulièrement avantageux pour optimiser la fiscalité du transfert de patrimoine, mais également au moment du décès pour protéger le conjoint survivant.
L'optimisation fiscale de la transmission du patrimoine.
Le démembrement de propriété est une formule très utilisée qui permet de préparer sa succession par le biais d'une donation ou d'un achat en démembrement de propriété, tout en s'assurant de conserver la jouissance du bien. Il est par exemple possible de donner de son vivant la nue-propriété d'un bien immobilier à ses enfants et d'en conserver l'usufruit. Cette solution permet de garder un contrôle sur le bien tout en continuant d'en profiter, c'est-à-dire d'y vivre ou de le donner en location pour en tirer un revenu. Il permet également de préparer en amont la transmission de son patrimoine, en profitant des abattements fiscaux en vigueur. Une réversion d'usufruit peut être stipulée à l'acte afin de garantir le conjoint survivant de la jouissance du bien au décès du premier usufruitier.
Son principal avantage est de réduire les coûts fiscaux. La transmission d'un bien démembré ne se faisant que sur la nue-propriété, l'assiette de l'impôt ne correspond qu'à une fraction de la valeur du bien. En effet l'usufruit possède une valeur qui dépend de l'âge de l'usufruitier. Cette valeur diminue de 10 % par tranche de 10 ans. Seule la nue-propriété est taxée, l'usufruit étant soustrait de la pleine propriété lors du calcul des abattements et des droits de donation. Plus la transmission se fait tôt, plus la fiscalité est avantageuse, et plus il y a de chances que l'abattement se renouvelle avant le décès. Le démembrement prend fin par principe au décès de l'usufruitier, même si l'extinction de l'usufruit peut revêtir d'autres formes.
Lors de l'ouverture de la succession, l'usufruit et la nue-propriété se reconstituent pour former à nouveau la pleine propriété, le tout en franchise de droits, ce qui permet une diminution non négligeable des droits de succession. Attention, le donateur usufruitier ne doit pas décéder dans les trois mois de la signature de l'acte, sous peine de la remise en cause de l'avantage fiscal. Ainsi, le démembrement de propriété permet d'anticiper la succession tout en profitant d'un cadre fiscal avantageux, sans pénaliser le nu-propriétaire. En effet, pendant la période de démembrement, l'enfant nu propriétaire ne supporte ni les charges ni les impôts (taxe foncière notamment), à la charge des usufruitiers.
La protection des droits du conjoint survivant.
Le démembrement de propriété est un outil également très intéressant en cas de décès et permet de protéger le conjoint survivant en lui assurant la jouissance des biens de la succession. L'article 757 du code civil dispose : " Si l'époux prédécédé laisse des enfants ou descendants, le conjoint survivant recueille, à son choix, l'usufruit de la totalité des biens existants ou la propriété du quart des biens lorsque tous les enfants sont issus des deux époux et la propriété du quart en présence d'un ou plusieurs enfants qui ne sont pas issus des deux époux ". En présence d'enfants communs, il existe un usufruit légal.
En revanche pour les familles recomposées, il est possible de créer ce démembrement de propriété des biens de la succession au moyen d'un testament ou d'une donation entre époux en assurant au conjoint survivant la jouissance des biens de la succession par le biais d'un usufruit conventionnel. La création de ce démembrement de propriété doit être dans ce cas anticipé. L'intérêt est ici surtout civil en élargissant les droits du conjoint survivant tout en préservant les droits des héritiers qui se verront attribuer la nue-propriété.
Quelles précautions faut-il prendre pour cette forme de détention ?
Julien COPPENS : même si le démembrement ne crée pas d'indivision entre l'usufruitier et le nu-propriétaire, cette forme de détention nécessite des précautions importantes pour éviter les déconvenues et assurer les intérêts de chacun. Je rappelle aussi que le démembrement de propriété émane le plus souvent de la volonté des parents (cas des donations en nue-propriété) mais peut être subi par les héritiers en cas de succession selon l'option du conjoint survivant comme expliqué par Maître DACOSTA juste avant.
Le démembrement est formalisé aux termes d'un acte notarié, le plus souvent lors d'une donation. Cet acte détermine les droits et obligations de l'usufruitier et du nu-propriétaire et fixe notamment :
- la durée de l'usufruit (viager ou temporaire) ;
- les modalités d'utilisation du bien (par l'usufruitier ou par un locataire) ;
- la répartition des charges, réparations et travaux. En sachant que le Code civil organise cette répartition (articles 605 et 606 du Code civil). Mais il est tout à fait possible de déroger à ces dispositions en prévoyant notamment que les grosses réparations seront à la charge de l'usufruitier ;
- une " réversion " d'usufruit peut également être prévue au profit du conjoint survivant en cas de décès de l'usufruitier ;
- les limitations des droits du nu-propriétaire. En effet, il peut lui être interdit dans l'acte de vendre ou de donner le bien en garantie sans l'accord de l'usufruitier. De la même manière il peut lui être interdit d'apporter la nue-propriété d'un bien par contrat de mariage à une communauté, de sorte que le bien reste dans la famille d'origine.
Enfin, comme ma consœur l'a expliqué en amont, le démembrement est souvent utilisé pour optimiser la transmission patrimoniale. Toutefois, une mauvaise évaluation initiale de la valeur du bien démembré peut entraîner des redressements fiscaux. Aussi, lors de la mise en place du démembrement, il est crucial de faire évaluer le bien par un professionnel de l'immobilier pour le cas des maisons, appartements et terrains ou par un expert-comptable pour les parts de société par exemple, pour éviter toute contestation ultérieure.
Le démembrement de propriété est une solution efficace pour gérer et transmettre un patrimoine, mais il nécessite une préparation rigoureuse et une rédaction claire des clauses qui sont insérées dans l'acte. Spécialiste de droit de la famille, proche de vos préoccupations en matière de transmission, votre notaire saura vous conseiller et rédigera les actes en fonction de votre situation personnelle afin de profiter pleinement des avantages qu'offre cette forme de détention. Allez voir votre notaire !
Peut-on acheter un bien en démembrement avec un parent sans risque fiscal ?
Julien COPPENS : lorsqu'un enfant et un parent achètent conjointement un bien en démembrement, l'opération peut soulever des interrogations fiscales, notamment sur le respect des principes de financement et la lutte contre les donations déguisées. L'administration fiscale permet ce type d'achat sous réserve que les règles de financement et d'évaluation soient scrupuleusement respectées.
Si le parent et l'enfant n'assument pas chacun la charge de leur quote-part respective, l'administration pourrait requalifier l'opération en donation déguisée. Cela se produit, par exemple, lorsque le parent finance tout ou partie de la nue-propriété destinée à l'enfant.
Lorsqu'un démembrement de propriété est réalisé dans un cadre familial, comme l'acquisition d'un bien par un parent en usufruit et un enfant en nue-propriété, l'article 751 du Code général des impôts (CGI) revêt une importance particulière. Cet article instaure une présomption fiscale visant à réintégrer la valeur totale d'un bien démembré dans l'actif successoral, dans certaines conditions, afin d'éviter des montages abusifs permettant d'échapper aux droits de succession.
L'article 751 du CGI prévoit qu'en cas de décès de l'usufruitier, la valeur totale de la pleine propriété d'un bien démembré est présumée faire partie de la succession, sauf si le nu-propriétaire peut prouver qu'il a financé l'acquisition de la nue-propriété avec ses propres ressources.
Ainsi, l'administration fiscale peut réintégrer la valeur du bien en pleine propriété dans la base successorale si le nu-propriétaire ne parvient pas à démontrer qu'il a financé sa part sans contribution du défunt. L'article vise à éviter les situations où un parent transmettrait indirectement un patrimoine à ses enfants sans s'acquitter des droits de mutation. Par exemple si le parent finance l'intégralité du bien mais détient uniquement l'usufruit, en transférant gratuitement la nue-propriété à l'enfant. Dans ces cas, l'administration peut considérer que le démembrement est un montage destiné à éluder l'impôt et réintégrer la valeur totale du bien dans l'actif successoral.
Pour contrecarrer la présomption de l'article 751 et éviter la réintégration de la pleine propriété dans la succession, la traçabilité des fonds et une rédaction claire de l'acte notarié sont essentielles pour éviter toute ambiguïté. En effet, le nu-propriétaire doit financer l'acquisition de la nue-propriété avec des fonds propres, justifiés par des relevés bancaires ou des justificatifs d'épargne.
Toute participation financière du parent dans l'achat de la nue-propriété doit être constatée préalablement dans un acte de donation, si elle a lieu et déclarée dans l'acte d'acquisition.
Par ailleurs, l'évaluation de la nue-propriété et de l'usufruit doit respecter le barème fiscal de l'article 669 du CGI, afin d'éviter toute sous-évaluation qui pourrait attirer l'attention de l'administration fiscale. L'article 751 du CGI constitue un outil puissant pour l'administration fiscale dans la lutte contre les montages abusifs. Il est alors indispensable de bénéficier de l'accompagnement de votre notaire en amont de l'opération envisagée de sorte qu'il puisse vous conseiller et anticiper les opérations à réaliser avant la constatation de l'acte d'acquisition.
La fin du démembrement de propriété
Pauline MONBORGNE : L'article 578 du Code civil définit l'usufruit comme le " droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même mais à charge d'en rendre la substance ". Dotant l'usufruitier du droit d'user de la chose et d'en percevoir les revenus, l'usufruit est un droit réel atypique, car étroitement lié à la personne qui l'exerce.
Certains auteurs voyaient même dans l'intuitu persona grevant l'usufruit la justification de son caractère viager. Ainsi pour Monsieur Proudhon " l'usufruit s'éteint avec le décès de la personne parce qu'on ne peut plus être jouissant quand on est plus. "
Néanmoins, il existe aussi des situations où " on ne jouit plus alors qu'on est encore " parce que l'usufruit, bien qu'essentiellement viager, a été affecté d'un autre terme que celui de la mort de l'usufruitier.
Plus généralement, les causes d'extinction de l'usufruit sont énumérées à l'articles 617 du Code civil.
Selon cet article, l'usufruit s'éteint par :
- l'expiration du temps pour lequel il a été accordé ;
- la consolidation ou la réunion sur la même tête des deux qualités d'usufruitier et de propriétaire ;
- le non-usage du droit pendant trente ans ;
- la perte totale de la chose sur laquelle l'usufruit est établi.
La référence première à la mort de l'usufruitier s'explique par le caractère essentiellement viager de ce droit. Il n'y a donc là aucune démarche à effectuer, le décès emportant extinction automatique de l'usufruit. L'exemple en pratique de cette cause d'extinction est le cas classique d'une donation d'un parent d'un bien à son enfant avec réserve d'usufruit à son profit. L'enfant privé de l'usufruit est dit nu-propriétaire. Il détient la structure du bien mais en est privé de la jouissance réservée par son auteur lequel est le seul apte à occuper le bien ou à le louer. Les revenus du bien lui revenant. À son décès donc l'usufruit s'éteint et l'enfant devient de ce seul fait propriétaire de l'entier bien sans qu'il n'y ait besoin d'aucune formalité.
Conformément à l'article 617 du Code civil, l'usufruit s'éteint aussi également " par l'expiration du temps pour lequel il a été accordé". Cette possibilité de limiter la durée de l'usufruit suscite l'engouement de la pratique et notamment des gestionnaires du patrimoine, qui n'hésitent plus à préconiser la constitution d'usufruit temporaire, notamment dans le cadre familial. Dans ce dernier, les constitutions d'usufruit temporaire privilégiées sont matérialisées le plus souvent sous la forme de donations. Contrairement à l'exemple précédent, cette fois le parent propriétaire d'un bien ne se réserve pas l'usufruit mais au contraire le donne à son enfant pour une durée temporaire fixée dans l'acte (souvent une dizaine d'années). Cette donation temporaire permet à l'enfant usufruitier de louer le bien et d'encaisser les loyers par exemple le temps de ses études. À l'expiration du délai fixé, le père récupère la toute propriété du bien.
Notons toutefois que cette technique ne peut permettre de déroger au caractère essentiellement viager de l'usufruit. Aussi, l'usufruit ainsi transmis pour 10 ans est aussi transmis sous condition de survie pendant cette même durée du donateur. En cas de décès du parent dans l'intervalle, l'usufruit resté viager sur sa tête s'éteindra ainsi par anticipation. Le caractère viager de l'usufruit ne constitue pour autant qu'une limite, un maximum et ne saurait résumer ce formidable outil de gestion patrimonial.
En résumé, il existe trois manières de gérer la durée et donc l'extinction de l'usufruit :
- si on ne donne aucune précision l'usufruit est viager ;
- au contraire l'usufruit peut être temporaire : il est alors assorti d'un terme ;
- enfin l'usufruit peut être successif : on empile plusieurs usufruits qui se succèdent dans le temps. Le nu-propriétaire n'aura la pleine propriété qu'à l'extinction de tous les usufruits.
Enfin, l'article 617 du Code civil précise que l'usufruit s'éteint " par la consolidation ou la réunion sur la même tête, des deux qualités d'usufruitier et de propriétaire ".
La consolidation est certainement l'un des modes d'extinction de l'usufruit le moins connu de la pratique. Il est en effet rare d'être confronté à une situation où une personne consolide la qualité d'usufruitier et de nu-propriétaire. La plupart du temps l'usufruit est employé à des fins de protection successorale où il est alors viager sur la tête du survivant du couple. C'est le décès de ce dernier qui emporte son extinction automatique. Le nu-propriétaire recouvre alors la qualité de plein propriétaire sans qu'il soit besoin d'aucune formalité et sans aucune taxation.
Dans ce cas, il n'y a pas consolidation car il serait erroné de considérer que l'usufruit a muté au décès de l'usufruitier sur la tête du nu-propriétaire. L'usufruit, en réalité, disparaît. Il n'est plus une charge pesant sur le nu-propriétaire qui retrouve donc tous les attributs d'un véritable propriétaire.
La véritable consolidation a donc lieu en dehors de l'une des causes d'extinction prévues par l'article 617 du Code civil, à chaque fois qu'une personne réunie sur sa seule tête l'usufruit et la nue-propriété. Cette situation peut résulter de diverses situations. Elle peut être le fait d'un usufruitier qui reçoit ou acquiert la nue-propriété ou au contraire d'un nu-propriétaire qui reçoit ou acquiert l'usufruit. Pour autant, il faut encore distinguer dans ces situations celles qui emportent une véritable extinction de l'usufruit de celles qui se limitent à en paralyser les effets. Aussi, certains auteurs distinguent les situations dites " de consolidation parfaite " emportant une véritable extinction de l'usufruit, au sens de l'article 617 du Code civil des " consolidations imparfaites " qui, n'emportant pas extinction de l'usufruit, ne sont pas de véritables consolidations.
Il existe en réalité un seul cas de consolidation : celui où l'usufruitier originaire acquiert la nue-propriété. Dans cette hypothèse, il y a bien réunion de la qualité d'usufruitier et de nu-propriétaire, le cessionnaire de la nue-propriété devenant bien nu-propriétaire.
À l'inverse, il ne saurait y avoir consolidation parfaite, et donc extinction de l'usufruit lorsque c'est le nu-propriétaire qui reçoit l'usufruit ou lorsque le cessionnaire de l'usufruit acquiert par la suite la nue-propriété d'un bien. En effet, dans ces deux situations, l'usufruit préexistait sur la tête d'un tiers et reste donc quant à sa durée indéfectiblement lié au titulaire originaire. Le cessionnaire de l'usufruit ne devient pas usufruitier. Il en a certes les prérogatives, mais pas le titre. L'extinction de l'usufruit reste donc conditionnée par son terme originaire.
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